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27/01/2021 Le Think Tank, Les commissions

De Lagardère SCA à Prisa

Une nouvelle d'une extrême importance au regard de la Gouvernance des entreprises en général et de la démocratie actionnariale en particulier a totalement échappé à la presse économique et financière le 18 décembre 2020, hormis, semble-t-il, aux seules équipes de Wansquare : il s'agit de la révocation en séance du président du Conseil d'administration de Prisa (650 millions € de capitalisation boursière) lors de son Assemblée générale extraordinaire tenue à huis clos à cette date quelque part en Espagne. Analyse d'Hubert Mathet, responsable du groupe de travail Gouvernance de la commission Analyse extra-financière de la SFAF.

L'occurrence de cette prérogative actionnariale comme contrepouvoir essentiel et fondamental à celui du management est d'une telle rareté et constitue un tel coup de tonnerre qu'on a du mal à comprendre comment la nouvelle, visant tout de même une entreprise de taille conséquente dans un secteur en crise mais stratégique, est passée au travers des mailles du filet « information ».
Cet évènement combine deux thèmes chers au groupe de travail Gouvernance de la SFAF, à savoir la révocation d'un administrateur ou d'un président « ad nutum » et l'expression d'une volonté affichée par les actionnaires d'agir dans l'intérêt général par la présentation d'une résolution autorisée en cours de tenue d'assemblée, acte rendu impossible par la tenue des AG à huis clos en période de pandémie de Covid-19 et par le manque de volonté des émetteurs d'adapter les modes de scrutin à un standard plus moderne (assemblées hybrides par exemple).
Par quel extraordinaire cela a-t-il pu arriver ? Eh bien, le plus simplement du monde puisque l'un des actionnaires à l'initiative de la démarche est membre du Conseil d'administration de Prisa depuis décembre 2015 (le fonds Amber Capital et son représentant Joseph Oughourlian) et son vice-président depuis fin avril 2019. Évidemment, cela facilite les choses en l'espèce, encore faut-il que la manœuvre réussisse.
Le groupe de travail Gouvernance s'est déjà penché dans de précédents articles sur les conditions de vote de résolutions controversées présentées par des actionnaires en AG et adoptées ou rejetées contre toute attente au cours de l'année 2020. Il s'agit principalement des AG du Groupe Lagardère et de URW qui ont parfaitement démontré qu'en fonction des circonstances, il y a indubitablement des conditions plus ou moins favorables pour faire prospérer la volonté actionnariale et ses démarches lors de la tenue d'Assemblées générales.
À cet égard, il convient de rappeler qu'un des points les plus délicats lors de la présentation d'une résolution, qui rassemble plusieurs actionnaires sous la forme écrite ou par simple entente tacite, reste l'action de concert et ses conséquences redoutables en matière de franchissement de seuils.
L'AMF, dans sa recommandation N° 2012-05 (révision du 5 octobre 2018), traite cette question du dépôt de résolution par un actionnaire ou groupe d'actionnaires réunis en association par l'abaissement des seuils prévus par la Loi.
Cette initiative nécessite que les L22-10-44 I et II et R225-71 du Code de commerce soient modifiés et doit être encouragée ; cependant, il ne semble pas qu'une démarche législative ait été entreprise en la matière. On peut juste souhaiter qu'en plus de ces modifications, la question de l'action de concert soit aussi repensée car elle constitue un énorme frein psychologique aux échanges de vues entre actionnaires.
Sur le plan des actions en justice en matière de droit actionnarial, ces dernières peuvent révéler bien des surprises parfois contraires à une forme de bon sens, une grande part de la décision relevant assurément d'interprétations qui restent le privilège des juges, donc d'êtres humains faillibles. C'est ici le cas de la Cour d'appel de Paris, qui a confirmé le 17 décembre dernier en tous points l'ordonnance du président du Tribunal de Commerce de Paris du 14 octobre 2020 dans le contentieux qui oppose Amber Capital, Vivendi et l'Adam à la SCA Lagardère. Avec le recul, on peut raisonnablement affirmer que les échecs des actions du fonds Amber Capital seul puis associé à celles de Vivendi et de l'Adam devant les juridictions parisiennes amènent plus à réfléchir sur la pertinence du modèle de la Société en Commandite cotée en bourse que sur la méthode employée par ces actionnaires pour arriver à un résultat comparable à celui de Prisa, à savoir la révocation d'un dirigeant.
L'AMF ne s'est pas saisie de cette question qui est tout de même évidente : si les intérêts du ou des commandités ne sont plus alignés avec ceux des commanditaires (à lire ce sujet, l'article publié en avril 2020), il est impossible statutairement de changer le dirigeant exécutif (gérant) sans l'accord expresse du commandité sauf à risquer la crise institutionnelle ou à lancer une OPA afin de s'assurer de la représentation idoine au Conseil de surveillance de la commandite.
Quel est le bon critère d'appréciation pour une intervention du régulateur qui permettrait à l'avenir d'éviter qu'un cas comme celui de Lagardère ne se reproduise ?
Assurément, le seuil de détention d'actions et/ou droits de vote par le commandité et sa famille est un mauvais baromètre, la famille Michelin détenant un pourcentage moindre de capital dans la société éponyme qu'Arnaud Lagardère dans Lagardère SCA via ses holdings. Les affaires privées des commandités ne peuvent non plus constituer une référence pour apprécier l'alignement d'intérêts entre commandités et commanditaires, même si une forte présomption d'influence semble indéniable (cas de l'endettement d'Arnaud Lagardère).
Cette question à laquelle on ne peut répondre par une vision simplificatrice doit être posée largement pour que les engrenages du fonctionnement de la démocratie actionnariale ne se grippent pas. Un des axes de réflexion est assurément la composition du capital du commandité qui exerce le contrôle.
Une attention particulière doit être cependant apportée dans ce type de réflexion au fait que, ces dernières années, certaines défaillances des conseils d'administration ou de surveillance se sont soldées par des promulgations de lois qui ont retransféré certains pouvoirs à l'assemblée générale (Say on Pay par exemple).
De telles initiatives ne vont pas dans le sens de l'équilibre entre actionnaires et dirigeants. Il faut en être conscient.

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