
Face au projet du groupe Bolloré de découpe du conglomérat Vivendi SE en décembre 2024, la Cour d’appel de Paris a relevé le 22 avril dernier le contrôle de fait exercé par Monsieur Bolloré et renvoyé l’affaire à l’AMF afin qu’elle puisse réexaminer l’application du mécanisme de l’offre publique de retrait. Analyse de cette décision essentielle pour la protection des actionnaires minoritaires par Quentin Bertrand (également membre de la commission Déontologie de la SFAF) et Julien Visconti, avocats spécialisés en contentieux financier et droit pénal des affaires(1).
Le complexe projet de scission de Vivendi en quatre entités distinctes, cotées sur quatre marchés dont deux étrangers(2), a conduit le régulateur boursier à examiner la mise en œuvre éventuelle d’une offre publique de retrait au regard de l’article 236-6 du Règlement Général de l’AMF. Une telle offre constitue un mécanisme de protection des actionnaires minoritaires, leur offrant une « porte de sortie » lorsque le pacte social est profondément modifié. L’offre publique de retrait est obligatoire si plusieurs conditions cumulatives sont remplies, dont l’existence d’un actionnaire de contrôle « au sens de l’article L.233-3 du Code de commerce ».
Ledit code vise plusieurs situations de contrôle, et prévoit tout d’abord l’hypothèse la plus évidente où la personne détient plus de 50% des droits de vote dans les assemblées générales (L.233-3, I, 1°).
Néanmoins, le législateur ne s’est fort heureusement pas contenté de ce critère arithmétique et a souhaité permettre une appréciation pragmatique du contrôle exercé sur une société, en visant des situations où le contrôle s’exerce de fait :
- lorsqu’une personne « détermine en fait, par les droits de vote dont elle dispose, les décisions dans les assemblées générales de cette société» (L.233-3, I, 3°) ;
- lorsqu’une personne « dispose du pouvoir de nommer ou de révoquer la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance» (L.233-3, I, 4°).
Appelé à statuer sur cette délicate notion de contrôle au regard de la situation de Monsieur Bolloré, principal actionnaire de Vivendi, le Collège de l’AMF s’est contenté de « constat que les conditions du contrôle de l’article L. 233-3 du code de commerce ne sont pas remplies et que la société Bolloré SE ne peut pas être considérée comme contrôlant la société VIVENDI SE au sens de l’article L. 233-3 du code de commerce, de sorte que l’article 236-6 du règlement général n’est pas applicable dans le cadre du projet de scission de la société VIVENDI SE » (décision n°224C2288 publiée le 13 novembre 2024).
Absence de motivation et contrôle de fait
Cette appréciation succincte n’a pas convaincu CIAM Fund - actionnaire minoritaire de Vivendi -, qui a donc pris l’initiative d’introduire un recours devant la Cour d’appel de Paris. L’arrêt rendu par cette dernière le 22 avril 2025(3) tranche trois questions.
Tout d’abord, Vivendi et Bolloré ont contesté dans des termes similaires la recevabilité du recours en considérant que l’AMF n’avait pas pris de décision mais simplement constaté l’absence de contrôle de Vivendi par le groupe Bolloré, ce qui constituerait une simple information donnée au marché.
La Cour rejette l’argument et considère que le régulateur a pris une décision en écartant l’existence d’un contrôle et donc l’application éventuelle du mécanisme de l’offre publique de retrait. Reconnaître l’inverse aurait fermé la voie à un contrôle juridictionnel d’une décision de l’AMF ayant pourtant de très importantes conséquences.
Ensuite, l’actionnaire minoritaire a dénoncé l’absence de motivation de la décision du Collège de l’AMF, en considérant que le « constat » susvisé ne permettait pas de comprendre les considérations factuelles et juridiques prises en compte ni sa logique, son sens et sa portée. Cette concision avait également pour conséquence d’empêcher le juge judiciaire de contrôler l’application par l’autorité administrative de la complexe notion de contrôle.
La Cour relève que l’affirmation de l’absence de contrôle « n’est assortie d’aucune motivation, même sommaire, permettant de comprendre les raisons pour lesquelles l’AMF en a décidé ainsi », et que l’AMF aurait notamment dû préciser si la caractérisation du contrôle de fait de l’article L.233-3, I, 3° « nécessite d’atteindre 50 % des droits de vote en AGO ou si elle repose sur d’autres critères ».
Les magistrats ont tiré les conséquences de cette absence de motivation en annulant la décision de l’AMF.
Cette rare annulation pour défaut de motivation devrait inciter le Collège à davantage de pédagogie dans ses décisions futures.
Enfin et surtout, la Cour a ensuite statué sur l’existence d’un contrôle de fait exercé par Monsieur Bolloré sur Vivendi au sens de l’article L.233-3, I, 3° qui vise la situation où une personne « détermine en fait, par les droits de vote dont elle dispose, les décisions dans les assemblées générales de cette société ».
La Cour souligne que cette définition légale « ne subordonne , ni ne limite , la caractérisation de ce contrôle à une quelconque condition de majorité ou de seuil », et relève qu’« il est possible que, dans certaines circonstances, un actionnaire n’ayant pas atteint, à lui seul, la majorité requise en AG, ait néanmoins déterminé les décisions qui y sont prises. Cela peut être le cas, notamment, lorsque l’actionnariat est très diffus ou qu’un certain nombre d’actionnaires ne participent pas aux AG. Dans ces circonstances, ledit actionnaire est susceptible de ne rencontrer aucune opposition en AG en particulier lorsqu’il constitue le principal actionnaire, bénéficie d’une position stratégique au sein des AG et d’une certaine notoriété. Il s’ensuit que le poids d’un actionnaire en AG et sa capacité à déterminer les décisions qui y sont prises ne se mesure pas uniquement à l’aune du pourcentage de voix qu’il exprime ou représente, dans l’exercice des droits de vote dont il dispose ».
Elle écarte ensuite « l’interprétation restrictive soutenue par Bolloré et Vivendi aboutirait à priver largement d’effet utile les dispositions de l’article L. 233-3, I, 3°, du code de commerce et à affecter sensiblement la portée du dispositif de l’OPR obligatoire, destiné à protéger les actionnaires minoritaires ».
La Cour juge en effet que la qualification d’une situation de contrôle de fait exige de prendre en compte non seulement les droits de vote exercés dans les assemblées générales par l’actionnaire suspecté de contrôler la société, mais également d’autres circonstances dont notamment « la qualité de principal actionnaire de celui dont le contrôle est allégué, son éventuelle position stratégique au sein de l’AG, la notoriété dont il est susceptible de bénéficier et l’éventuelle dispersion des titres dans le public ».
Les juges mettent ensuite en œuvre ces critères afin de constater le contrôle de fait exercé par Monsieur Bolloré au sens de l’article L.233-3, I, 3°, et par conséquent l’applicabilité ratione personae du mécanisme de l’offre publique de retrait.
La Cour renvoie par conséquent à l’AMF le soin « d’examiner si l’opération de scission de Vivendi relève du champ d’application ratione materiae de l’article 236-6 du RGAMF et, dans l’affirmative, d’apprécier les conséquences de l’opération au regard des intérêts des actionnaires minoritaires, et de décider s’il y a lieu ou s’il y avait lieu à mise en œuvre d’une OPR ».
(1) Maîtres Julien Visconti et Quentin Bertrand sont intervenus dans l’affaire en qualité de conseils de la requérante CIAM Fund.
(2) Canal+ côtée à Londres, Havas à Amsterdam, Louis Hachette Group sur Euronext Growth, et le holding Vivendi à Paris.
(3) RG n°24/19036, l’arrêt et le communiqué de presse de la Cour sont accessibles via ce lien. Vivendi ayant formé un pourvoi en cassation le 30 avril 2025, cette décision n’est pas définitive.