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21/05/2025 Crédit

Analyse crédit : le développement de la dette privée

Après l’intelligence artificielle, la commission Crédit de la SFAF a poursuivi ses échanges sur une autre tendance longue et transformante du marché de la dette, le développement de la dette privée. Voici les grandes lignes d’un échange nourri par la pratique professionnelle d’intervenants, investisseurs dans ce segment.

La dette privée, d’abord activité niche, s’impose progressivement en Europe comme une classe d’actifs à part entière au sein des financements dits alternatifs. Cette nouvelle classe d’actifs, qui a émergé aux Etats Unis, accélère son développement européen ces dernières années et représente des montants cumulés de financement estimés à deux trilliards d’Euros. Historiquement très fragmenté, le marché de la dette privée tend à se concentrer avec l’apparition d’acteurs, tels qu’Apollo, Ares ou Blackstone, et des levées de fonds atteignant jusqu’à 30 milliards d’euros.

Ce segment s’est initialement constitué comme une activité de financement direct non-bancaire, principalement tournée vers les entreprises de taille moyenne opérant dans des secteurs à forte croissance et à forte marge comme le secteur des services ou de la tech. La dette privée se retrouve ainsi à la rencontre de segments qui auparavant ne se parlaient pas ou peu : le direct lending et le leverage finance (high yield et leveraged loans). L’offre de financement provient principalement de fonds dédiés de dettes privées, gérés par des sociétés de gestion spécialisées ainsi que les gestionnaires dits alternatifs. Ces derniers peuvent aussi faire partie de grands groupes diversifiés aussi présents dans le private equity ou les infrastructures.

Cette évolution est transformante pour l’univers du crédit. Ces financements se substituent à des modes de financement traditionnels et permettent également un accès au financement pour une catégorie d’entreprises considérées comme trop risquées pour les banques. La dette privée est pourtant originellement une activité surtout adaptée à certaines situations particulières, certaines entreprises à certaines étapes de leur développement. Le recours à la dette privée peut aussi être perçu comme une stratégie de contournement des impératifs de transparence qu’impose le recours au marché obligataire ou aux concours bancaires. Elle s’apparente alors au  « shadow banking » et suscite l’attention des régulateurs en charge de la stabilité financière. Le caractère encore accessoire de la dette privée, marché encore très fragmenté, limite en pratique considérablement ce risque.

Mais la clef du succès et du développement de la dette privée tient en réalité à sa capacité à répondre à des besoins que les marchés financiers et les banques peinent à satisfaire. Le segment de la dette privée contribue ainsi à créer un continuum de solutions pour les emprunteurs. Un des moteurs fréquemment mis en avant pour expliquer la diffusion de la dette privée tient par exemple aux contraintes réglementaires, notamment les contraintes en capital, qui encadrent l’octroi de financement par des entités régulées à des contreparties non-notées ou se trouvant en partie basse des échelles de notation (catégories spéculatives).
Un deuxième facteur explicatif, déterminant, tient à la souplesse du recours à la dette privée. Le nombre d’intervenants est limité, les circuits de décision sont courts et les délais de mise en place sont rapides. Le recours croissant à une documentation qui se standardise facilite maintenant le recours à la dette privée. La durée typiquement courte des financements (2-3 ans), suivis de refinancements successifs, permet aussi d’établir une relation dans la durée, ou à l’opposé une plus grande fluidité pour la constitution des tours de table, même si on constate que les acteurs ont une préférence marquée pour une approche en club deal plutôt stable dans le temps. La négociation éventuelle d’un waiver se trouve ainsi facilitée. Coûteuse, cette flexibilité offre aux emprunteurs un gain opérationnel et élargit leurs sources de financements. Le recours à la dette privée permet à l’emprunteur de bénéficier d’un noyau stable d’investisseurs crédit et, dans la plupart des cas, de ne pas être contraint à être noté par des agences de notation crédit.
Enfin, les banques ont aussi trouvé dans la dette privée une source de diversification de leurs activités, par exemple en utilisant leurs capacité d’origination. Les assureurs, pour des raisons de gestion bilantielle, sont aussi des acteurs importants. 

Les agences de notation ont un rôle à jouer pour accompagner le développement de ce segment. Les investisseurs soulignent l’intérêt d’une appréciation externe du risque de crédit. Mais ce nouveau positionnement oblige aussi à intégrer les spécificités de la dette privée. La mesure du défaut, dans un cadre qui favorise la renégociation pour éviter une situation préjudiciable pour les différentes parties, est rendue plus complexe.

Du fait de ces atouts, le développement de la dette privée devrait se poursuivre. Il s’agit d’une tendance longue. La rémunération attractive des financements explique aussi cette évolution et devrait évoluer à mesure que le segment croît. Un cycle de crédit complet, incluant des périodes de stress sévères et prolongées, contribuera aussi à établir plus fermement cette activité. Cette solution de financement s’est imposée comme bien adaptée pour certains investisseurs, certaines entreprises, dans certains secteurs. Son extension à d’autres secteurs doit être testée dans la durée mais une généralisation n’a rien d’évident. La liquidité de la dette privée restera par exemple une contrainte.