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12/03/2024 Aéronautique-Défense-Espace et Sécurité

La BITD à l’épreuve de l’économie de guerre : comment faire face aux nouveaux défis ?

Grégory Chigolet, conseiller économique de l’Etat-Major des Armées, a présenté aux membres de la SFAF l’organisation et les enjeux de la base industrielle et technologique de défense française à l’occasion d’une conférence.  

Mardi 6 février 2024, le groupe sectoriel Aéronautique-Défense-Espace et Sécurité de la SFAF, présidé par Antoine Nodet et Philippe Clermont, a invité le Dr Grégory Chigolet, micro-économiste et conseiller économique de l’Etat-Major des Armées, afin de présenter l’organisation et les enjeux de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française.  

Qu’est-ce que la BITD ?
La BITD est formée par l’ensemble des entreprises qui concourent à la production d’armes ainsi qu’à l’entretien du matériel des armées. Aujourd’hui, elle compte entre 4000 et 5000 entreprises qui s’attèlent à la conception, à la production et au maintien en condition opérationnelle (MCO) des équipements. Pour près des neuf dixièmes, il s’agit de PME et le secteur emploie 200 000 à 250 000 personnes. Sa caractéristique principale est donc son éparpillement. A titre de comparaison, la Russie compte 450 à 500 entreprises et emploie 2 millions à 2,5 millions de salariés. Le rapport est donc de 1 à 10.

L’économie de guerre : le nouveau contexte de la BITD
La recrudescence des tensions internationales, enclenchée par le début du conflit en Ukraine en février 2022, a conduit le président de la République à affirmer une nouvelle orientation pour l’industrie de défense lors de son discours au salon d’Eurosatory en juin 2022 : « … une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider… »(1).
L’idée a depuis gagné en épaisseur et a été synthétisée à travers un concept : l’économie de guerre.
Il n’existe toutefois pas de définition précise et unanimement partagée de « l’économie de guerre ». Intuitivement, l’expression renvoie à l’idée qu’il faut configurer la production pour être en mesure de faire face à un conflit. Cette mutation se fait alors progressivement en réorientant les capitaux afin de développer les secteurs les plus utiles à l’armée. L’économie de guerre implique donc l’idée d’un processus, d’une transition. Si on veut aller au-delà de ce premier niveau d’analyse, il faut spécifier les objectifs que cherche à atteindre cette économie et les contraintes qui s’exercent sur le processus pour l’établir. Concernant ses buts, on peut les circonscrire à l’aide de 3 caractéristiques :

  1. Être capable de soutenir l’effort de guerre en produisant des armes et en assurant leur entretien ;
  2. Avoir une économie cohérente (la mise en adéquation de l’ensemble de l’économie avec les besoins de la défense) ;
  3. Assurer la mise en configuration de l’économie en tant qu’arme dans une optique offensive et défensive.

L'économie de guerre est donc un état de mise en adéquation de l’ensemble de l’économie nationale aux besoins de la seule défense. Mais c’est aussi l’économie au service de la guerre afin d’accaparer les ressources et d’en priver l’adversaire.  Selon la situation initiale du pays, il est possible d’atteindre cette économie par deux moyens :

  • L’adoption d’un régime de croissance déséquilibrée qui assure le développement massif de l’industrie lourde ;
  • En cherchant à instituer une souveraineté économique à visée militaire, qualifiée de croissance équilibrée.

L’exemple contemporain d’une croissance équilibrée est celui de la Russie, qui affectera, en 2024, un chiffre élevé mais raisonnable de 6 à 7% de son PIB à son effort de défense. En effet, depuis 2014 et les premières sanctions internationales, la Russie consacre non seulement des ressources conséquentes à sa BITD mais également à un maximum de secteurs jugés critiques afin d’assurer sa souveraineté. Dans le même temps, les partenariats commerciaux ont été réorientés vers les BRICS, ce qui explique le « succès » très relatif des sanctions. Et l’inflation a également été forte, mais c’est élément choisi dans le policy mix(2).
L’Etat, avec son ministère des Armées, à travers notamment la Direction générale de l’armement (DGA), ainsi que les acteurs de l’industrie de défense entendent relever le défi du passage à l’économie de guerre via une croissance rééquilibrée. Cette stratégie se heurte cependant à divers obstacles.

Les obstacles à la transformation : les nouveaux défis
La volonté de tendre vers l’économie de guerre n’éclipse pas pour autant les difficultés auxquelles la BITD était préalablement confrontée. Au contraire, elle les révèle de façon encore plus prégnante. C’est notamment le cas en ce qui concerne son financement, sa dépendance vis-à-vis des exportations, sa porosité face aux attaques économiques et sa difficulté à instituer une logique cohérente eu égard des objectifs antagonistes des acteurs.

Un financement compliqué
Un an avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, les parlementaires, par l’intermédiaire d’une « mission parlementaire flash sur le financement de l’industrie de défense », s’alarmaient déjà du déficit chronique de financements bancaires dont bénéficiait le secteur. Confrontée à une mauvaise image, victime d’une méconnaissance du secteur de la défense par les banquiers et en proie à une incompatibilité avec les critères ESG, les députés étaient particulièrement pessimistes sur la pérennité de la BITD. Depuis, se sont ajoutées des difficultés supplémentaires qui trouvent leur origine dans la conjoncture internationale, réduisant encore un peu plus les marges des entreprises : hausse des prix de l’électricité, faiblesse de l’autofinancement et décalages de trésorerie.
Déjà en sursis et confrontée à de nouvelle contraintes, l’industrie de défense apparaît comme très peu rentable.

Des entreprises tournées par nécessité vers l’export
Les marchés de défense se caractérisent par une forte dépendance vis-à-vis des exportations, qui constituent, en moyenne, 40% du chiffre d’affaires des entreprises. Plusieurs éléments expliquent cette dépendance :

  • L’étroitesse du marché national : les commandes des armées françaises sont largement insuffisantes pour garantir la pérennité de la BITD,
  • Des prix poussés à la baisse : bien que près de 50% des marchés soient de gré et gré, les nombreuses situations de monopoles ne profitent pas nécessairement aux industriels dans la mesure où ces types de marché sont « contestables ». En effet, des entités internes du ministère des armées sont en mesure de concurrencer partiellement les industriels (pour la partie maintenance), générant une pression à la baisse sur les prix et, in fine, sur les marges, renchérissant le rôle crucial des exportations.

Une perméabilité aux attaques économiques
L’émiettement de la BITD induit que la moindre opération de maintenance mobilise de nombreuses PME qui sous-traitent elles-même une partie de leur prestation, et ainsi de suite. La BITD française s’expose alors au risque de formation d’un « k-équilibre » (une pénurie couplée à une hausse des prix) dès lors qu’une nation hostile chercherait à créer des goulots d’étranglement. L’enjeu est majeur car de tels équilibres économiques affectent directement les capacités de l’armée française.

Des logiques incompatibles
Alors que les entreprises de la BITD sont dans une logique d’optimisation des coûts à des fins de rentabilité, l’économie de guerre appelle la mise en œuvre d’une forme de planification. Récemment, la question des stocks de munitions, devenus indispensables pour faire face à une guerre longue de haute intensité, a illustré ce point : les industriels refusent de s’engager à investir pour des contrats incertains et l’Etat réclame une « prise de risque » de leur part mais sans vouloir s’engager à des commandes fermes pour ne pas faire exploser le coût de gestion des stocks.

Esquisses de solutions
Afin de retrouver une logique de souveraineté, la DGA et l’Etat-major des armées (EMA) développent plusieurs pistes.
La première vise à favoriser une restructuration de la BITD. En effet, l’industrie de défense se caractérise par des coûts fixes massifs. Les volumes des investissements à mettre en œuvre pour produire sont particulièrement élevés. La rentabilité des entreprises est dès lors liée à leur capacité à diminuer de façon substantielle le coût moyen de leur production et à maintenir des prix compétitifs. C’est une contrainte qui exige de réduire l’émiettement de la BITD et de favoriser la concentration des entreprises pour permettre la réalisation d’économies d’échelle.
La deuxième piste consiste à établir une cartographie détaillée des chaînes d’approvisionnements et à identifier les « entreprises critiques » (i.e. développant des productions non substituables) afin de se prémunir des attaques. Naturellement, cet exercice relève de l’art de la planification, puisque l’objectif est de lutter contre les risques d’attaques économiques, via la création de goulots d’étranglements, en développant une planification partielle par priorités de manière à garantir la sécurité des approvisionnements.
Une troisième piste est d’affermir l’effet de ruissellement, dans le domaine de la défense, en rehaussant celui multiplicateur. L’intérêt de cette stratégie serait de développer une économie s’auto-entretenant largement afin de permettre à des entreprises de passer commandes auprès d’autres. Ceci dans le but d’augmenter le volume de production (économies d’échelle) et de diminuer le coût moyen de production (et, par ricochet, le coût de la maintenance qui devient presque superflue). Naturellement, cela n’est possible qu’en améliorant l’impact des dépenses de défense sur la croissance grâce, en particulier, à une hausse sectorielle de la productivité directement à l’origine de l’importance de l’effet multiplicateur. La recherche de gains de productivité constitue donc un enjeu majeur pour les industries de défense.

L’anticipation stratégique : clef de voûte des nouveaux défis
La quatrième et dernière piste mérite un paragraphe spécifique tant son rôle est fondamental. On l’a vu, le problème crucial du défi de l’économie de guerre provient de la confrontation de deux logiques contradictoires. Les entreprises de la BITD cherchent logiquement à maximiser leur profit et à éviter des investissements hasardeux, tandis que l’Etat – qui ne souhaite pas faire exploser ses coûts de maintenance – les invite à prendre « des risques » et à augmenter leur capacité de production en dépit de l’absence de garantie sur les besoins futurs.
La résolution de cet antagonisme passe alors par le développement de l’anticipation stratégique. L’idée est simple : en étant capable d’anticiper la date et la nature des conflits à venir, l’Etat est en mesure de passer des commandes fermes, rentabilisant ainsi, à coup sûr, les investissements des entreprises de la BITD. Autrement dit, l’identification de l’origine du conflit permet de prévoir le type, le volume de production, le coût de maintenance et, plus largement, les besoins en Entretien programmé du matériel (EPM). 
Le débat se résume donc à savoir s’il est possible de prévoir la survenue d’un conflit. En règle générale, une nation qui rentre en guerre s’est préalablement préparée économiquement. Dès lors, l’examen de l’évolution de son économie détermine le niveau de ses intentions belliqueuses ainsi que le délai dans lequel elle compte agir. L’histoire nous en apporte une illustration limpide. L’Allemagne nazie, à partir de 1933, entend réarmer massivement sans disposer d’un complexe militaro-industriel. La reconstruction de l’industrie de l’armement en à peine 6 ans seulement a été rendue possible par une stratégie de croissance déséquilibrée fondée sur l’affectation d’une part considérable de son du PIB à la défense (plus de 20 % en moyenne), au détriment des autres secteurs comme l’agriculture, entraînant la nécessité d’importer massivement. Le déficit endémique du solde commercial a alors conduit à une baisse continue de la parité du Reichsmark, au risque d’engendrer une inflation importée massive, obligeant la Reichsbank à intervenir grâce à ses réserves de change (or et devises étrangères) pour tenter d’en stabiliser le cours. L’épuisement des réserves de change de la banque centrale a conduit au déclenchement du conflit mondial, l’Allemagne ne pouvant pas soutenir plus longtemps cette stratégie. Sa solution a alors été de se lancer dans une accumulation de guerres éclaires et massives pour accaparer les réserves de change des pays vaincus et redonner les moyens à la Reichsbank de soutenir sa monnaie.

Conclusion : quels les enjeux ?
Au terme de cet exposé, une question demeure : pourquoi s’échiner à relever le défi de la transformation de la BITD en économie de guerre ? Cette mutation est- elle vraiment indispensable ?
Bien sûr, chacun aura constaté la recrudescence des tensions internationales depuis le début du conflit ukrainien en 2022. Les confrontations à haute intensité, qui s’étaient en apparences éclipsées sous l’effet du doux commerce, sont désormais de retour. Les nations doivent s’y préparer et adapter leur économie pour y faire face.
Cette réponse évidente n’épuise toutefois pas la question. La France, à l’instar d’autres pays occidentaux, a méticuleusement affaibli son armée ces dernières décennies. Les gouvernements se sont succédé, de même que les baisses d’effectifs, d’investissements et d’équipements. La BITD en a grandement souffert et ne doit sa survie qu’à sa compétitivité à l’exportation.
Dans ce contexte, la capacité à muer en économie de guerre dépend principalement d’un facteur. Le facteur dont il est question ici est le temps. Il ne s’agit pas seulement de construire une économie de guerre mais aussi de la rendre opérationnelle rapidement, alors même que les choix passés pèsent drastiquement sur les capacités d’évolution. Prétendre instituer une économie de guerre exige donc d’aller au-delà du rythme naturel, particulièrement long, de reconstitution des ressources humaines et matérielles. Seule la planification est aujourd’hui capable de nous tirer d’embarras. Une planification évidemment susceptible de concilier une orientation commune du développement avec la propriété privée des moyens de production, en mesure de réduire l’incertitude et de donner aux industriels des motifs d’investir ainsi que de fabriquer des économies d’échelle. Une planification, enfin, dotée d’une triple ambition : stabiliser, coordonner et développer !

Pour aller plus loin
CHIGOLET G., (2022), « How the Third Reich was economically forced to wage war », Inflexions, vol.52, no. 1, pp. 165-172.
CHIGOLET G., LA COMBE P., (2022), « Conflit russo-ukrainien et guerre économico-financière », Revue de la défense nationale, no. 853, pp. 83-93.
CHIGOLET G., LA COMBE P., (2022), « Théoriser la place de l’arme économique dans les conflits », Revue Défense, géopolitique et sécurité, no. 212, pp. 36-38.
CHIGOLET G, NESTERENKO A., (2022), « Concurrence, croissance et Base industrielle et technologique de défense (BITD) », Revue de la défense nationale, T. 1391, 7 pages.
CHIGOLET G. (2023), Economie de guerre et BITD russe, Rapport administratif, ministère des Armées, Etat-major des Armées, 42 pages.

(1) Le discours complet d’Emmanuel Macron du 13 juin 2022 est disponible via ce lien.
(2) Le policy-mix, ou le dosage macroéconomique, désigne la combinaison par l'État de politique budgétaire et de politique monétaire afin d'atteindre des objectifs politiques. Le dosage macroéconomique diffère selon la position du pays dans le cycle économique. (source : Wikipédia)