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24/07/2020 Point de vue

Faut-il aussi une taxonomie « brune » ?

Taxonomie verte et/ou taxonomie brune ? Ce débat, qui agite désormais les milieux experts, n'est pas sans conséquences. Jérôme Courcier, spécialiste des questions financières liées au développement durable, livre son point de vue en insistant sur les impacts pour les entreprises, pour les banques et les marchés boursiers. Une version plus complète de l'article est disponible dans le dossier Analyse financière n° 75.

Depuis que les Etats européens ont trouvé un accord sur une classification des activités économiques dites « vertes », de nombreuses voix se sont élevées pour considérer qu'il valait mieux lister celles dites « brunes » contribuant au dérèglement climatique . Qu'en pensez-vous ?
On a l'impression que, comme Bill Murray dans le film « Un jour sans fin », les investisseurs suivent toujours le même chemin. Au commencement, ils privilégient les « stratégies ESG » qui excluent les « sin stocks » (le premier fonds socialement responsable, le Pionner Fund, lancé en 1928 par l'Église évangéliste d'Amérique, éliminait toutes les actions d'entreprises liées à l'industrie de l'alcool, du tabac, du jeu, du sexe et des armes) parce qu'elles leur permettent de garder les mains propres, puis ils trouvent plus efficaces les processus de sélection positif et n'investissent que dans les « meilleurs » et, enfin, ils adoptent des stratégies d'investissement à impact ou « best efforts », favorisant ainsi les entreprises dont la stratégie et les pratiques de gestion répondent aux enjeux du développement durable. La taxonomie de l'UE prend, elle, le raccourci et, au lieu de se limiter aux activités sobres en carbone, inclut les activités « en transition » pour devenir pleinement compatibles avec une économie nette zéro d'ici 2050 (stratégie « best efforts »), ainsi que les activités permettant à d'autres activités de devenir vertes (investissement d'impact).

Un processus de filtrage négatif des activités incompatibles avec l'Accord de Paris ne serait-il pas plus efficace à court terme pour changer le comportement des investisseurs et des financeurs ?
Le premier écueil d'une taxonomie « brune » serait le risque de provoquer un retrait massif des actifs nuisibles à l'environnement, une panique boursière et bancaire qui transmettrait irrémédiablement le risque climatique à tout le système financier. Avons-nous besoin d'une nouvelle récession économique de style « Covid-19 » ? Les grands investisseurs ou gestionnaires ne peuvent pas se débarrasser de tous leurs « actifs encalminés » sans déclencher un « moment Minsky », dans la mesure où leurs portefeuilles sont diversifiés et reflètent l'économie au sens large. Le deuxième écueil serait de donner à tout un chacun un bâton pour se faire battre. Dans plusieurs cas, des ONG sont intervenues vis-à-vis de banques qui avaient annoncé de premières initiatives poussant celles-ci à remettre en cause un plus grand nombre de projets de financement.

Mais une telle classification ne permettrait-elle pas de mieux comprendre les risques prospectifs associés aux industries « brunes », dans la mesure où certaines activités peuvent mieux résister à une transition à faible intensité de carbone, et que d'autres sont en mesure de diversifier leurs modèles d'affaires ?
Tout à fait, mais le risque est aussi grand que tous les Objectifs de Développement Durable (ODD) soient instrumentalisés par des minorités actives et qu'au-delà du changement climatique et des énergies fossiles (ODD 13), ces dernières demandent demain : l'exclusion des entreprises qui ne combattent pas la pauvreté (ODD 1), celles qui ne soutiennent pas l'agriculture locale (ODD 2), qui n'améliorent pas la santé de leurs employés (ODD 3)…
‌En matière de compliance, on demande de plus en plus aux entreprises de se fixer des buts dépassant la seule performance économique et financière. Ces buts, qui étaient au départ négatifs ("lutter contre" la corruption, le terrorisme, le trafic d'êtres humain, etc.) sont devenus positifs ("lutter pour" l'accès de tous aux biens essentiels, la préservation de l'environnement, l'éducation, la paix, etc.). L'inverse est à craindre en matière de RSE.

Dans la mesure où le changement climatique représente une menace majeure pour la stabilité financière, une taxonomie « brune » ne permettrait-elle pas de prendre en compte, dans la règlementation prudentielle, les risques de transition liés à l'exploitation des énergies fossiles ?
Puisque l'Accord de Paris demande de flécher les flux financiers vers la transition énergétique et écologique, il vaut mieux promouvoir les comportements vertueux, en appliquant des facteurs de réfaction sur les exigences de capital associées aux expositions sur les actifs favorisant cette dernière, que chercher à éradiquer le mal, en renforçant les exigences en capital sur les actifs incompatibles avec une économie sobre en carbone. D'ailleurs, certaines banques commerciales ont d'ores et déjà introduit soit un facteur de pondération vert (Green Weighting Factor), c'est-à-dire un mécanisme qui réduit analytiquement les actifs pondérés des financements verts, soit un facteur de liquidité vert (Green Liquidity Factor), c'est-à-dire une prime permettant à ces derniers de bénéficier de coûts internes de trésorerie plus favorables. Ces mécanismes qui aboutissent mécaniquement à augmenter les expositions des banques aux secteurs bas carbone sont d'ailleurs mis en avant dans le guide publié en mai 2020 par la Banque Centrale Européenne, qui devance ainsi le Comité de Bâle pour lister les attentes des autorités de surveillance en matière de gestion et de divulgation des risques. Ainsi, de la même manière que l'Accord dit « Bâle 3 » a introduit un plafond d'effet de levier, limitant le montant total des actifs qu'une banque peut détenir en fonction de ses fonds propres, pour résoudre le problème de la « surutilisation » des coefficients de pondération des risques dans l'approche du modèle interne, on pourrait imaginer un Green Asset Ratio pour augmenter les fondations bancaires face au risque climatique .

Contact : analysefinanciere@sfaf.com

Brown is the new black - Why we need a brown taxonomy, by Louie Woodall in Climate Risk Review – May 2020.
Billing banks for climate risks is tough, by Louie Woodall in Climate Risk Review – May 2020.